Jeunes-turcs et crime contre l'humanité - Génocide des arméniens
Jeunes-Turcs : la page la plus noire de l’histoire de l’Empire ottoman
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En juillet 1908, ces jeunes officiers turcs défilent dans les rues de Smyrne contre le sultan Abdülhamid II auquel ils reprochent de livrer l’Empire ottoman aux étrangers. © www.bridgemanimages.com
Après leur arrivée au pouvoir en 1908, ces intellectuels et militaires idéalistes – qui dénonçent l’autoritarisme du sultan – font basculer le pays dans l’ultraviolence.
FRANÇOIS VEY Publié le 05/02/2019 à 11h24 - Mis à jour le 05/02/2019
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Ce mouvement démocratique a signé la page la plus noire de l’histoire de l’Empire ottoman. Comment expliquer d’ailleurs l’incroyable dérive des Jeunes-Turcs, fondateurs d’un parti politique libertaire qui, une fois au pouvoir, ont sombré dans le meurtre de masse en déclenchant, entre autres, l’extermination de leurs anciens alliés arméniens ?
Tout commence en 1889, à l’école de médecine militaire de Constantinople (qui deviendra Istanbul en 1930). Quatre étudiants (un Albanais, deux Kurdes et un Azerbaïdjanais) pétris des idéaux de la Révolution française – qui célèbre cette année-là son centenaire – souhaitent réformer l’autoritarisme du sultan Abdülhamid II (1842-1918) en rétablissant la Constitution ottomane de 1876. Celle-ci instituait une monarchie constitutionnelle, avec mise en place d’un parlement. Abdül hamid II, à l’origine de sa création, l’abrogea deux ans plus tard.
La naissance du mouvement
Pour parvenir à leur fin, les quatre étudiants forment un parti politique qui baigne dans l’esprit des Tanzimat (cette période de réforme qui dura de 1839 à 1876) et dont le nom résume à lui seul le programme : Comité Union et Progrès (CUP). Ce mouvement nationaliste révolutionnaire s’étend à l’ensemble des grandes écoles ottomanes et regroupe diverses nationalités et religions qui constituent l’empire (Turcs, musulmans, Arabes, Kurdes, chrétiens, juifs, Albanais, Arméniens…) Mais c’est surtout en Occident, auprès de groupuscules d’exilés qui ont fui la censure et la répression, qu’il prend son ampleur. Et inquiète le sultan, soucieux de préserver l’image de la Sublime Porte à l’étranger. Ainsi, Ahmed Riza (1859-1930), fils d’un ancien sénateur, décide de s’installer dans la capitale française. Admirateur du philosophe positiviste Auguste Comte, un héritier du siècle des Lumières, il prend la tête de ceux qui se font désormais appeler les Jeunes-Turcs (Jön Türkler, en turc, en référence à leur jeunesse). D’autres cercles se forment à Londres, en Suisse et même au Caire, lesquels reprennent le modèle des sociétés secrètes françaises comme la franc-maçonnerie ou la charbonnerie : rituels initiatiques, système de parrainage…
En 1897, la coupe est pleine pour le sultan qui, décidé à mettre au pas ces dissidents, leur propose de revenir au pays en échange de postes dans son administration. Certains leaders, comme l’historien et journaliste Mehmed Murad (1853-1917), acceptent. D’autres refusent. Un temps décrédibilisés, les Jeunes-Turcs trouvent un soutien inattendu à partir de 1899, lorsque le beau-frère du sultan, Mahmud Celaleddin (1853-1903), et son fils, le prince Sabahaddin (1879-1948) deviennent leurs mécènes. Ces derniers organisent à Paris, en 1902, un congrès général de l’opposition ottomane. Reste une stratégie politique à définir. Et ce n’est pas une mince affaire. Trois courants idéologiques s’affrontent à l’intérieur du parti : l’un occidentaliste, l’autre islamiste, et le dernier, nationaliste, emmené par Ahmed Riza, qui défend l’idée d’un pouvoir central sans ingérence européenne sur le territoire ottoman. Malgré leurs différends, tous s’accordent sur la nécessité de rétablir la Constitution de 1876 et de s’appuyer sur les militaires pour y parvenir.
La révolution des Jeunes-Turcs
C’est l’armée ottomane en Macédoine qui, finalement, amènera l’insurrection. Cherchant à empêcher la démilitarisation de la région, le commandant Ahmed Niyazi Bey (1873-1913) et l’officier militaire Enver Pacha (1881-1922) multiplient les actes de mutinerie en 1908. Le Palais envoie sur place plusieurs troupes pour mater l’insurrection mais ces dernières finissent par se rallier aux rebelles. «Quand on parle des Jeunes-Turcs, on a tendance à surévaluer le rôle des élites restées à Paris, observe François Georgeon, directeur de recherche émérite au CNRS. En réalité, la révolution vient de jeunes officiers qui se sentent responsables du pays et qui combattent dans des conditions difficiles.» Menaçant de marcher sur Constantinople, Niyazi envoie un télégramme au Palais : «Votre gouvernement est illégitime», écrit-il au sultan. Le 23 juillet, Abdülhamid II cède et rétablit la Constitution de 1876. Une nouvelle assemblée est élue. La révolution des Jeunes-Turcs est suivie d’une vague de liberté sans précédent dans l’empire : restauration de la liberté de la presse, laïcité des écoles, droit des femmes et des ouvriers à manifester dans la rue…
L’opinion internationale salue l’action des Jeunes-Turcs. Hélas, l’effervescence est de courte durée. «Ces jeunes officiers sans expérience ont encore la volonté de changer le monde, mais ils se font dépasser par les événements», souligne l’historien Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’EHESS. Le Comité Union et Progrès est vite contrôlé par de vieux politiciens exilés par le sultan qui évincent les révolutionnaires du parti. Niyazi est assassiné en Albanie pendant la guerre des Balkans (1912-1913) tandis qu’Enver Pacha rejoint Berlin où il a été nommé attaché militaire. Ne parvenant pas à empêcher le démembrement de l’empire (pertes de la Bulgarie, de la Bosdénie-Herzégovine, de la Crète, de l’Albanie et de la Libye), les Jeunes-Turcs sont sous pression. Le 31 mars 1909, des régiments de la garnison de Constantinople se révoltent pour réclamer le retour au pouvoir du sultan. En réponse, la rébellion est réprimée dans le sang un mois plus tard, et Abdülhamid II, déporté à Salonique, est remplacé par son frère Mehmed V (1844-1918), monarque fantoche sans réel pouvoir.
Après la défaite ottomane lors de la première guerre balkanique, le Comité Union et Progrès impose un régime avec un parti unique. Une première dans l’histoire politique du XXe siècle. Avec une telle carte blanche, il fait revenir en urgence Enver Pacha qui organise un coup d’Etat le 23 janvier 1913. En envahissant le Palais, il tue à bout portant le ministre de la Guerre Nazim Pacha. Dès lors, les Jeunes-Turcs imposent un régime dictatorial sous le triumvirat des «Trois Pachas » (1913-1918) : Enver Pacha, Talaat Pacha et Djemal Pacha.
Le génocide arménien
Alors que les plus radicaux adoptent des textes nationalistes prévoyant un «nettoyage ethnique des minorités non turques», l’Empire ottoman entre dans la Première Guerre mondiale en octobre 1914 contre la Russie pour récupérer ses territoires perdus lors du conflit russoturque de 1877-1878. Les Arméniens décident de rester neutres dans cette guerre. Les Jeunes-Turcs se retournent alors contre ces alliés de trente ans qui les avaient pourtant soutenus dès 1889 dans toutes leurs actions politiques. En 1915, les soldats arméniens ottomans sont désarmés, puis c’est l’évacuation des civils, suivie de déportations et de massacres de masse. Sous couvert de «sécurité militaire », les Jeunes-Turcs enclenchent alors un génocide. Il faudra attendre la capitulation des Ottomans en octobre 1918, avec la signature de l’armistice de Moudros, pour voir les membres du CUP quitter définitivement le pouvoir et le pays. Et 1919 pour que les «Trois Pachas» soient condamnés à mort par contumace pour le massacre des Arméniens.
Article paru dans le magazine GEO Histoire sur la Turquie (n°42, novembre - décembre 2018).
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