La solitude de l’Arménie face à la menace turque - Serge Tateossian 19/09/2022 - Source : Revue des deux mondes
La solitude de l’Arménie face à la menace turque
- JUIN 7, 2021
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Nous sommes nos montagnes, disent les Arméniens. À parcourir les routes en lacets de l’Arménie, petite République du Caucase où la beauté des paysages vous coupe le souffle, la phrase prend tout son sens. Sans leurs montagnes, les Arméniens n’existeraient plus depuis longtemps.
C’est sur les promontoires les plus reculés qu’ils ont bâti leurs forteresses. C’est dans les grottes, sur les flancs des massifs inhospitaliers, qu’ils se cachaient des envahisseurs, après avoir creusé la roche, sous les dalles de pierre des monastères, pour y enfouir les manuscrits précieux qu’ils sauvaient ainsi des flammes. Ce sont les hauteurs qui abritèrent leurs îlots de résistance. De leurs montagnes, ils ont la résilience. Et quelle résilience ! Des siècles d’envahisseurs d’est en ouest, du nord au sud : les Parthes, les Romains, les Arabes, Tamerlan, Byzance, les Mongols, les Turcs Seldjoukides, les tribus turques du Caucase, les Perses, que les Russes chasseront de la partie orientale de l’Arménie au XIXe siècle. L’empire ottoman, bien sûr, qui soumit et saigna sept siècles durant les Arméniens, jusqu’au génocide de 1915, et dont Erdoğan a repris le flambeau et les rêves de grandeur : panturquisme, islamisme, nationalisme. L’Azerbaïdjan enfin, qui a mené à l’automne 2020 une guerre éclair contre les Arméniens du Karabakh, région historiquement arménienne arbitrairement rattachée à l’Azerbaïdjan par Staline en 1921. Des milliers de soldats arméniens tués à coup de drones, des prisonniers que Bakou refuse toujours de libérer, des crimes de guerre, des monastères et des églises détruits ou transformés en mosquées. Erdoğan est bientôt attendu à Chouchi pour la fête du « salut national ». Et pour inaugurer une école des Frères musulmans, disent les rumeurs. Chouchi, ville reprise aux Arméniens par les Azéris. Le drapeau de l’Azerbaïdjan flotte désormais sur la cathédrale. L’Histoire se répète.
« Il y a quelques jours, des soldats azéris ont pénétré sur le territoire arménien, ont tué un soldat et en ont kidnappé six autres. Les Arméniens attendaient que la Russie réagisse. La Russie attend. La Russie louvoie. »
Au mois de juin, la montagne arménienne est pleine de verdeur. Les pentes sont fleuries, l’air embaume le thym, la menthe et « l’herbe de Marie » qui guérit tout. Les troupeaux de moutons trottinent sur les routes menés par leurs bergers à cheval et leurs chiens. Des scènes d’un autre âge. Nous sommes dans le Zanguezour, au sud de l’Arménie. La région que les Turcs et les Azéris rêveraient d’occuper pour créer un axe turc, de la mer Noire à la mer Caspienne. Il y a quelques jours, des soldats azéris ont pénétré sur le territoire arménien, ont tué un soldat et en ont kidnappé six autres. Les Arméniens attendaient que la Russie réagisse. Le traité qui lie les cinq républiques de l’OTSC à Moscou* prévoit qu’en cas d’agression de l’une d’entre elles, la Russie se porte à son secours. Mais Moscou n’a pas bougé. La Russie attend. La Russie louvoie.
Elle doit assistance à l’Arménie mais elle considère l’Azerbaïdjan comme une république amie. Qu’elle ne veut pas fâcher. Elle ne veut pas non plus créer des tensions avec la Turquie d’Erdoğan, parrain de l’Azerbaïdjan. Certes, la Turquie est dans l’OTAN mais Moscou lui vend des missiles. Et puis la guerre forcenée que mène Ankara à l’Occident sur de nombreux terrains (Méditerranée, Grèce, Libye, Syrie, islamisme via les Frères Musulmans en Europe) n’est pas pour déplaire à Poutine. Tout ce qui affaiblit l’Occident est vu d’un bon œil par Moscou. Alors aider les Arméniens… pour quel profit ? Ils n’ont pas le pétrole de Bakou. Ils jouent aux démocrates avec des révolutions de Velours qui agacent Poutine. Il est vrai que les Arméniens sont des Chrétiens d’Orient et que Moscou prétend les protéger. Mais pourquoi brusquer ce monde islamique qui a le vent en poupe ? Notamment Erdoğan dont l’hubris et la pugnacité semblent à la fois inquiéter, fasciner et anesthésier Poutine. La France, les États-Unis, l’Iran ont protesté contre ce franchissement de ligne rouge par l’Azerbaïdjan. Moscou n’a pas haussé le ton. Les Russes veulent régler le problème par la discussion et… en réexaminant les cartes et le tracé des frontières. Ce qui fait trembler les Arméniens.
« L’essor économique de l’Arménie, entamé ces dernières années, a été stoppé net par la guerre et la Covid. Les retraités gagnent moins de cent euros par mois. »
« Désormais, on a compris quel genre d’amis étaient les Russes », ironise notre guide Aram. Depuis des siècles, les Russes sont pour l’Arménie d’incontournables alliés, des partenaires économiques vitaux et une puissance protectrice contre les appétits des Turcs. À l’époque de la guerre froide, les alliances étaient claires. Depuis la chute de l’empire soviétique, le conflit du Karabakh et les nouveaux enjeux régionaux ont bouleversé la donne. Dans la géopolitique du Caucase, les nouveaux maîtres s’appellent la Turquie, la Russie et l’Iran. L’Amérique et la France n’ont plus vraiment d’ambition dans la région. Joe Biden a beau avoir reconnu le génocide arménien le 24 avril dernier, l’aide militaire des US sera en 2022 de 120 millions à l’Azerbaïdjan contre 600 000 dollars à l’Arménie… Le président Macron a, récemment encore, eu des mots forts en soutien à l’Arménie. Des mots forts qui consolent mais ne remplaceront jamais la présence militaire internationale que souhaiterait le Premier ministre Nikol Pachinian pour arbitrer et apaiser les conflits frontaliers qui viennent de reprendre. Toute l’Arménie redoute une reprise du conflit.
Sur la route du nord qui relie l’Arménie à la Géorgie puis à la Russie, nous croisons des blindés russes qui rejoignent la zone frontalière avec l’Azerbaïdjan. Les Arméniens ont beau être lucides sur l’ambivalence des Russes, leur cynisme, leur realpolitik qui parfois les fait soutenir les Arméniens comme la corde soutient le pendu, il n’empêche. Les blindés susceptibles de s’interposer aux Azéris sont russes. Pas européens, ni français, ni américains.
Comme tous les Arméniens qui travaillent dans le secteur du tourisme, Aram vient de passer une année difficile. La Covid a chassé les visiteurs. Les monastères que nous traversons sont presque déserts. À l’entrée des sites, des femmes vendent ce qu’elles peuvent : des herbes, des fruits, des confitures, des chaussons tricotés, des eaux-de-vie locales, des croix sculptées, des grenades, symboles de vie et d’éternité. L’essor économique de l’Arménie, entamé ces dernières années, a été stoppé net par la guerre et la Covid. Les retraités gagnent moins de cent euros par mois. En Arménie, 20% de la population ne s’en sortirait pas sans l’aide d’appoint des membres de la famille émigrés à l’étranger. La famille, l’autre pilier de la résilience.
« La frontière est à quelques kilomètres. Nos ennemis sont là, tout autour de nous. Qu’ils viennent ! »
Le monastère de Tatev est posé à pic au bord d’un précipice. On y accède par le plus grand téléphérique du monde. À l’époque médiévale, son université et sa bibliothèque rayonnaient sur toute la région. À l’instar de tant d’autres édifices religieux arméniens, il a été détruit puis rebâti. Inlassablement. Comme si le sens de tout un peuple résidait là : reconstruire sans fin ce qui vient d’être détruit. La région est propice aux tremblements de terre. Dès le VIIe siècle, les architectes imaginent des techniques de voûte creuse et des pierres aux propriétés antisismiques. Toujours l’obsession de ne pas disparaître.
Les élections législatives auront lieu en Arménie le 20 juin. Un scrutin encore indécis. Le Premier ministre sortant, Nikol Pachinian, porté avec enthousiasme au pouvoir lors de la révolution de Velours en 2018, est violemment critiqué par l’opposition pour avoir perdu la dernière guerre contre l’Azerbaïdjan. Mais est-il le seul responsable ? L’Arménie paye son manque de technologie militaire, son impréparation, la corruption de ses précédents dirigeants. Comme le Premier ministre arménien l’a déclaré lors de sa visite à Paris le 2 juin : « En vingt ans, nous n’avons su préparer ni la paix, ni la guerre. »
Le plus fervent opposant de Nikol Pachinian est son prédécesseur, Robert Kotcharian, soutenu officieusement par Moscou et avec ostentation par les oligarques qu’il avait notablement enrichis lors de sa présidence. Lilit, enseignante à Erevan, ne veut pas entendre parler de son retour : « Il pense que nous n’avons pas de mémoire ? Que nous avons oublié leurs turpitudes ? La corruption, l’absence de lois, l’enrichissement de quelques-uns au détriment du peuple ? En deux ans, Pachinian a fait plus pour l’état de droit et pour les infrastructures du pays que l’équipe précédente en vingt ans. » Mais l’Arménie est divisée. Difficile de gagner une élection quand on vient de perdre une guerre. Le système électoral à la proportionnelle n’aide pas à la stabilité politique. La multiplication des partis politiques aux élections (22 !) prouve que le pays est loin de l’unité réclamée sur toutes les affiches de campagnes, au style pompeusement soviétique, placardées dans les rues.
À Noravank, le plus beau monastère d’Arménie, le Père Zareh bénit les visiteurs venus de tous les coins du monde. Il désigne les montagnes alentours. « La frontière est à quelques kilomètres. Nos ennemis sont là, tout autour de nous. Qu’ils viennent ! » Il rit comme pour prendre Dieu à témoin de l’éternel retour des choses. Sa grande carcasse semble totalement insubmersible. Il nous parle des enfants réfugiés de l’Artsakh (Karabakh) qu’il a recueillis après la guerre. Il leur apprend la religion, l’histoire, la littérature, la nature, les animaux, les plantes et le sport. « Le corps doit être fort ! » Transmettre pour ne pas disparaître. Le père Zareh est né à Andjar au Liban, où se réfugièrent les Arméniens du Mussa Dagh après avoir mené une résistance héroïque en 1915 contre les Turcs qui voulaient les déporter. Ils se réfugièrent tout en haut d’une montagne. Cet homme aussi est une montagne.
*Organisation du traité de sécurité collective, organisation à vocation politico-militaire fondée en 2002, qui regroupe l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et la Russie.
Illustration : le monastère de Tatev