Lettre ouverte à Madame Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne Monsieur Emmanuel Macron, président de la République française
Lettre ouverte à
Madame Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne
Monsieur Emmanuel Macron, président de la République française
On ne comprend pas le silence général suite aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur la vie des Arméniens.
Partout dans le monde arménien l’inquiétude grandit, les visages s’assombrissent.
Si vous le permettez, quelques mots pour commencer sur le sentiment qu’ont les Arméniens de ne pas parvenir à se faire entendre.
Il arrive, au cours d’une conversation, que vous soyez amené à évoquer vos origines arméniennes, et vous constatez alors que le regard de votre interlocuteur se voile comme si soudain il perdait la plupart de ses repères. La même chose se produit lorsque vous évoquez l’Arménie ou les Arméniens. Je pense que les Arméniens sont souvent témoins du fait, même s’ils n’en parlent guère entre eux. Et je n’ai pas connaissance que cela ait été vraiment étudié. Je me suis toujours demandée quelles étaient les raisons profondes de ce temps suspendu, de ce vacuum. Ce n’est pourtant pas, pour l’Arménie et les Arméniens, faute d’avoir manqué d’une civilisation sur le temps long, avec quantité de traces matérielles comme des églises médiévales de toute beauté, des pierres-croix sublimes, des traces archéologiques bien antérieures à la christianisation, une écriture et une langue, une littérature, et encore aujourd’hui, un territoire souverain et démocratique, un autre, plus loin, enclavé, l’Artsakh, et une importante diaspora aux quatre coins du monde.
Au commencement : les épisodes destructifs que les Arméniens ont connus au XIXe siècle, puis les traces du génocide perpétré en 1915 sous l’Empire ottoman qui a éliminé ce peuple du 9/10e de ses territoires ancestraux et qui a été suivi depuis par la négation frénétique de ce génocide par la République turque jusqu’au jour d’aujourd’hui, tandis que la communauté internationale s’est « accommodée » de la situation. Les territoires de la négation sont immenses qui pèsent sur le peuple arménien : La Turquie c’est 783 562 km2 de pure négation du génocide des Arméniens sans compter les entités alliées (Azerbaïdjan 86 600 km2, Pakistan 881 913 km2, et même Israël 22145 km2 qui fournit des armes à l’Azerbaïdjan et tant d’autres). Et étrangement, ces mêmes territoires sont des protagonistes de la guerre menée aujourd’hui contre les Arméniens. Cette immense plateforme géographique négationniste constitue un immense espace d’effacement. Et c’est presqu’un oxymore : l’effacement laisse des traces - si bien qu’au fil des années, les Arméniens sont devenus… transparents aux yeux des autres. Et encore, comme en réponse à une injonction quasi inconsciente : il faut que les Arméniens soient transparents aux yeux des autres, afin que l’entité « Turquie et ses thuriféraires » ait toute sa place dans le monde… C’est une hypothèse…
Lier l’invisibilité des Arméniens aujourd’hui à un génocide non reconnu perpétré il y a plus de cent ans n’est ici qu’une hypothèse … parmi d’autres qu’il faudrait découvrir…
Madame Ursula von der Leyen
Monsieur Emmanuel Macron
Aujourd’hui encore, comment expliquer l’extraordinaire occultation de la quasi totalité des médias et le silence de l’ensemble des experts politiques et militaires sur le sort fait aux Arméniens et à l’Arménie qui est à quelques encâblures, quelques centaines de km seulement séparant l’Ukraine de l’Arménie ? Comment le comprendre lorsqu’on sait aussi, par exemple, que la Russie, l’Ukraine, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont fait partie jusqu’à la fin du XXe siècle de la même entité, l’Union soviétique ? Comment manquer à ce point de données historiques, géopolitiques dans les commentaires ? Pourquoi donner tant de place à l’inculture ? La guerre de 44 jours que l’Azerbaïdjan a mené contre l’Arménie et l’Artsakh avec des armes les plus modernes - drones tueurs, bombes au phosphore, bombes à sous-munitions - a commencé le 27 septembre 2020, il y a, à ce jour, exactement deux ans. Elle a fait des milliers de morts et de blessés. Deux épisodes ont suivi, le 21 mai 2021 et le 13 septembre 2022 où l’ennemi a conduit son offensive à l’intérieur même des frontières de l’Arménie souveraine faisant à nouveau de très nombreux morts et blessés et provoquant la peur panique dans tout le pays. La guerre en cours que la Russie mène aujourd’hui contre l’Ukraine a débuté le 24 février 2022, soit 17 mois après la première offensive azerbaïdjanaise. On retrouve les mêmes protagonistes - la Russie, la Turquie à proximité – dans des rôles différents. Lors de la guerre de 44 jours, la communauté internationale a obstinément pris le parti de ne jamais différencier l’agresseur de l’agressé, les médias ont été quasi silencieux, si bien que cette guerre, dont l’initiateur – l’Azerbaïdjan - n’a jamais été condamné, a constitué un modèle, et a incité Poutine à agresser l’Ukraine et Aliyev à redoubler ses attaques contre l’Arménie. Ce dernier a voulu, de surcroît et en retour, tirer profit du contexte de la guerre en Ukraine pour transgresser les frontières et accaparer des pans entiers du territoire arménien.
Nous avons beau chercher et chercher encore, nous ne comprenons toujours pas les raisons de l’occultation du danger qui pèse sur l’Arménie et les Arméniens, par l’ensemble des médias, des experts, des politiques, des organisations internationales… Cela dépasse l’entendement.
Serait-ce parce que la volonté d’éliminer les Arméniens a été - et est encore – si forte qu’elle reste partout agissante, et en toutes circonstances ?
Serait-ce que le temps serait venu pour en finir une fois pour toutes avec les Arméniens ?
Serait-ce parce que plutôt que de quémander la compassion, les Arméniens demandent la justice ?
Serait-ce parce que ce n’est pas la communication qui intéresse les Arméniens mais la vérité, qu’ils ne se mettent pas en scène, qu’ils ne théâtralisent pas leur situation ?
Les Arméniens ne sont qu’eux-mêmes. Ils sont des corps vivants gardiens d’une civilisation qui a traversé des siècles, des corps debout sur ce qu’il leur reste de terres. Et ils croient en la démocratie.
Ils ne sont qu’eux-mêmes, et en tant qu’eux-mêmes ils représentent toutes les civilisations qui ne demandent qu’à vivre, et surtout parmi elles, celles porteuses de l’idée de souveraineté démocratique tant vantée.
Madame la présidente, Ursula von der Leyen,
L’Europe se chauffera-t-elle, cet hiver, grâce au gaz azéri dont vous avez négocié l’achat à Bakou auprès du dictateur Aliyev, l’autre-Poutine ? Se chauffera-t-elle au prix du sang arménien ? La diaspora arménienne européenne supportera-t-elle de se chauffer à ce prix ? Car avec la manne de son gaz, l’Azerbaïdjan s’armera encore et encore pour frapper l’Arménie. Comment comprendre, comment accepter ce deux poids, deux mesures – refuser le gaz de la Russie et quémander celui de l’Azerbaïdjan, l’une qui cherche à annexer l’Ukraine et l’autre l’Arménie. Et comment, après cela, prôner les « valeurs européennes ». Ce n’est pas tenable.
Madame von der Leyen, dites à Ilham Aliyev : nous n’avons plus besoin de votre gaz. Il coûte trop cher : il coûte le sang des Arméniens, il coûte leurs territoires, il coûte d’ailleurs aussi le sang de vos conscrits, il coûte d’ailleurs aussi la paix dans le monde.
Madame von der Leyen, dites à Erdogan : « laissez vivre l’Arménie, c’est une belle démocratie, nous l’aimons et nous la protégerons ». Et dites lui encore : « Il est temps, Monsieur Erdogan, de reconnaître le génocide des Arméniens, comme l’Allemagne, mon pays, a reconnu le génocide des Juifs ». Et dites-lui encore : « Faites comme nous M. Erdogan, nous avons réparé nos torts envers les Juifs ».
Puis rendez-vous en Arménie pour exprimer votre soutien de vive voix au peuple arménien. Ce serait un pas très important. Ne nous dites pas que c’est du domaine de l’impossible…
Monsieur le Président, Emmanuel Macron,
Vous avez compris ce qui se passait avant tout le monde mais vous n’avez pas franchi le pas. Qu’est-ce qui vous a retenu et qu’est-ce qui vous arrête encore ? Souvenez-vous Monsieur le Président, il y a cinq ans, en septembre 2017, vous déclariez à l’Assemblée générale des Nations Unies : « Le devoir de la France est de parler pour ceux qu’on n’entend pas ». Cinq ans plus tard, devant la même instance, vous faites silence sur les agressions subies par une Arménie aux frontières transgressées - et vous déclarez pourtant : « Qui peut défendre l’idée que l’invasion de l’Ukraine ne justifiait aucune sanction ? Lequel d’entre vous pourrait considérer que le jour où quelque chose de semblable fait par un voisin plus puissant lui arrivait, le silence de la région et du monde serait la meilleure des réponses ? Qui peut le soutenir ? ». Et vous-même faites silence… étrange…
Souvenez-vous, Monsieur le Président, nous vous avons prié, à maintes reprises de vous rendre en Arménie, par des lettres, par des manifestations, et certains sont allés à votre rencontre. Le sang des jeunes conscrits n’aurait pas été versé si vous vous étiez rendu en Arménie à temps, et la terreur ne régnerait pas dans tout le pays comme aujourd’hui alors que l’Azerbaïdjan pulvérise nos frontières, terrorise les villageois, détruit leurs habitations, les tue, attaque les villes les plus paisibles, les plus tranquilles.
Mais nous sommes persévérants et l’esprit de résistance nous anime.
Aujourd’hui, Monsieur le Président, nous vous demandons, à nouveau, d’agir auprès des organisations internationales - par vous-même et avec d’autres dirigeants de pays amis - afin que celles-ci remplissent leur mandat de maintien de la paix, condamnent l’agresseur, mettent à disposition des forces de paix en Arménie. C’est possible si la volonté politique existe.
Aujourd’hui encore, en attendant que les organisations internationales remplissent leur devoir et instaurent la paix, nous vous prions, Monsieur le Président, de vous rendre en Arménie. En 2017, dit-on, vous faisiez référence à l’ouvrage de Ernst Kantorowicz « Les Deux Corps du roi », vous disiez que vous pourriez appliquer cette dualité à votre présidence et vous vous reconnaissiez dans cette double nature, à la fois humaine et souveraine (l’incarnation de l’Etat). C’est de cela qu’il s’agit. Votre visite permettrait de suspendre les hostilités d’un Etat dictatorial et agressif. Et si vous sollicitiez la visite d’autres chefs d’Etat vous formeriez une sorte de chaîne de solidarité et de protection. Les chefs d’Etat ont ce pouvoir, ils sont plus qu’eux-mêmes, ils sont les représentants de vastes pans de la population mondiale. Ainsi, vous militerez pour la paix, en situation. Récement, Nancy Pelosi a incarné cela, elle n’a certes pas la fonction d’un chef d’Etat, mais présidente de la Chambre des représentants des Etats-Unis, elle est la 3e figure du pouvoir dans son pays et sa visite de trois jours en Arménie a été un acte politique fort.
Madame la Présidente de la Commission européenne, Monsieur le Président de la République française, rendez-vous en Arménie pour participer à la construction d’une paix durable, pour soutenir la démocratie, assurer avec fermeté le droit à sécurité et à la vie, et aussi sauver les valeurs européennes en ce monde qui semble partir à la dérive.
Dans l’attente de vous savoir en partance pour l’Arménie, veuillez agréer, Madame la Présidente, Monsieur le Président, l’expression de notre très haute considération.
Pour le Groupe des Cent
Liliane DARONIAN
avec
Astrig SHINGHIDIAN
et Vatché DEMIRDJIAN (illustration)
par capucine le mercredi 28 septembre 2022
Vatché DEMIRDJIAN est à l’origine de la maquette d’une œuvre en bronze d’une envergure de deux mètres environ (œuvre initiale de la stèle commémorative du génocide arménien à Evreux. Son œuvre et après une année d’étude de la part de la mairie d’Evreux avait été retenue en 2012. Hélas la bêtise de quelques personnes malveillantes de notre propre communauté avait fait échouer son implantation Parc Marcel Baudot à Evreux. (2012-2013 je présidais l’association ANSA). BRAVO VATCHE DEMIRDJIAN ET ENCORE MERCI. Un artiste d’un grand talent. \