Vincent Duclert Le sort du Caucase arménien est indissociable de celui de l’Ukraine ou de la Géorgie

https://www.lemonde.fr/international/article/2023/09/02/au-haut-karabakh-l-arme-de-la-faim-de-l-azerbaidjan_6187566_3210.html

Vincent Duclert Le sort du Caucase arménien est indissociable de celui de l’Ukraine ou de la Géorgie

Un an après l’annexion de la république autoproclamée du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, les Arméniens, qui vivent toujours sous la menace de leur voisin, ont besoin de toute l’aide que la France peut leur apporter, met en garde l’historien

Vincent Duclert

Il y a un an, le 19 septembre 2023, l’Azerbaïdjan lançait une offensive militaire éclair et massive, aboutissant à l’occupation totale de ce qui restait de la république autoproclamée du Haut-Karabakh (ou Artsakh). Celle-ci avait déjà été amputée de territoires historiques, après une première victoire azerbaïdjanaise, à l’automne 2020. Depuis la fermeture du corridor de Latchine, décidée unilatéralement par l’Azerbaïdjan, le 12 décembre 2022, les Artsakhiotes étaient par ailleurs enfermés dans des frontières hermétiquement closes, une opération orchestrée avec la complicité de la Russie poutinienne, pourtant garante d’accords signés entre les belligérants.

Ce blocus, mis en place en vue de briser la résistance des Artsakhiotes, eut pour conséquence de précipiter les cent vingt mille habitants dans un état de famine absolue. A la fin de l’été 2023 survinrent les premiers décès.

Le traumatisme et la terreur suscités par cet épisode expliquent que pas un n’accepta de demeurer dans sa patrie, le 19 septembre 2023, quand l’armée azerbaïdjanaise et la tyrannie de Bakou déferlèrent sur la république autoproclamée du Haut-Karabakh. Les méthodes du dictateur Ilham Aliev, cette destruction massive par la faim et l’effroi qui s’ensuivit, tinrent toutes leurs promesses – au prix d’un retour vers l’entreprise génocidaire.


https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/20/vincent-duclert-historien-le-sort-du-caucase-armenien-est-indissociable-de-celui-de-l-ukraine-ou-de-la-georgie_6325348_3232.html


Arme du génocide

Même si l’extermination par la faim n’alla pas jusqu’à son terme, puisque interrompue par l’offensive terrestre, un objectif de destruction complète fut bien enclenché par l’Azerbaïdjan. Et le fait d’engager un tel processus relève de l’acte de génocide : un génocide existe fondamentalement par sa préparation, celle-ci fondant la possible prévention du crime avant sa commission définitive. C’est le sens de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations unies, voulue en 1948, par Raphaël Lemkin (1900-1959).

Par l’emploi de cette arme du génocide, l’épuration ethnique de la république autoproclamée du Haut-Karabakh fut parfaitement réussie. La population arménienne, hantée par sa survie même, se réfugia en République d’Arménie. L’Artsakh cessa d’exister, démographiquement, humainement. L’occupant en effaça rapidement toutes les traces civilisationnelles, monuments historiques, lieux de culte, symboles politiques, noms de rues et de lieux, menant ainsi une entreprise de destruction proprement métaphysique : les Arméniens n’auraient jamais existé dans le Haut-Karabakh selon Bakou. Les dirigeants artsakhiotes furent forcés de dissoudre toutes leurs institutions. Plusieurs d’entre eux disparurent dans les prisons secrètes azerbaïdjanaises, dont le philanthrope et ancien ministre Ruben Vardanian, livré par les Russes à ses geôliers.

C’est au tour maintenant de la République d’Arménie d’être en grand péril, à commencer par le sud du pays : parce que Bakou souhaite créer une continuité territoriale avec l’exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, la grande province arménienne du Siounik, limitrophe, est menacée d’amputation et, à terme, d’annexion. Ce ne sera qu’un début. La vie des Arméniens du Caucase, pour une part issus des survivants du génocide perpétré en 1915 dans l’Empire ottoman, est clairement en danger. Nous n’avons pas craint d’écrire, il y a un an, que les guerres du Caucase commencées en 2020 et accélérées en 2022-2023 constituaient la poursuite du génocide des Arméniens et ce, à l’initiative d’un Etat négationniste, l’Azerbaïdjan, soutenu par un autre Etat négationniste, la Turquie. Les dirigeants des deux pays n’ont du reste jamais caché leur proximité idéologique avec les Jeunes-Turcs unionistes, au pouvoir à Constantinople, en 1915.

Linceul de silence

Le gouvernement démocratique d’Arménie résiste comme il le peut, avec le soutien affiché de la France et l’aide, plus mesurée, des Etats Unis et de l’Europe. Le sort du Caucase arménien est pourtant indissociable aujourd’hui de celui de l’Ukraine sous le feu russe, ou de celui de la Géorgie elle-même menacée par la Russie. Erevan est contraint d’échanger de l’espace contre du temps, afin de se réarmer et de consolider ses alliances. Mais, en abandonnant à l’Azerbaïdjan des villages frontaliers stratégiques, l’Arménie accroît encore sa vulnérabilité… Que peut-elle faire ? Et que pouvons-nous faire pour elle ?

Il faut sauver les Arméniens, qu’enveloppe aujourd’hui un linceul de silence. Le 19 septembre 2023 et les jours suivants, la presse et les médias révélèrent l’épuration ethnique au Haut-Karabakh, à 4 000 kilomètres de Paris, grâce à quelques journalistes et photographes sur le terrain, dont Faustine Vincent, pour Le Monde, et Jean-Christophe Buisson, pour Le Figaro Magazine .

Puis survinrent l’attaque terroriste du Hamas sur Israël et la guerre de Benyamin Nétanyahou contre les Palestiniens, et la situation sur le front ukrainien s’aggrava… Les Arméniens disparurent des radars. Il est pourtant possible de rester solidaire de leur sort, sans renoncer aux autres combats des démocraties, parce que ce peuple en danger de mort écrit l’histoire de l’humanité. Les Arméniens incarnent la résistance de l’humain aux guerres de tyrannie et aux génocides sans fin. Les abandonner, c’est renoncer au monde tel que nous l’espérons, libre et protecteur.

Il n’est jamais trop tard pour agir, par des actes concrets autant que par une prise de conscience chez nos contemporains. Dénoncer les Etats meurtriers qui se mettent hors-la-loi internationale, appeler nos gouvernants à faire preuve de courage, faire vivre en exil les paysages et la société d’Artsakh, poursuivre dans la reconnaissance juridique et historique du génocide de 1915, afin de révéler tout ce qu’a signifié l’écrasement du Haut-Karabakh, il y a un an… Voilà notre tâche actuelle !

Note(s) :

Vincent Duclert est historien, chercheur et ancien directeur du Cespra (EHESS-CNRS). Il est l’auteur d’ Arménie. Un génocide sans fin etle monde qui s’éteint » (Les Belles Lettres, 2023)


Serge Tateossian le 20/09/2024 Source : Le Monde